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Dans notre époque fondée sur la vitesse et la performance, le bien-être psychique se trouve lui-même soumis à de telles exigences. A ce titre, la psychanalyse, soucieuse du temps nécessaire au patient pour de profondes transformations, peut apparaître inutile et démodée...


Il semblerait que face aux diverses techniques de bien-être, de développement personnel, de connaissance de soi et autres formules du bonheur en vingt leçons, la psychanalyse née à la fin du dix-neuvième siècle, soit aujourd’hui considérée comme inutile et démodée. C’est que dans notre époque, toujours soucieuse de performance et d'immédiateté, le temps, avec la durée qui l’accompagne, sont présentés comme les éléments premiers à prendre en considération pour juger de l’efficacité d’une méthode. Ainsi peut-il paraître vain, voire abusif, de passer plusieurs mois, parfois plusieurs années, à tenter de réduire ses symptômes, de modifier les tendances douloureuses de sa vie psychique, là où ailleurs semble promise une guérison rapide en quelques séances. Mais une telle promesse peut-elle être véritablement sérieuse ?
  L’ambition de la psychanalyse d’élaborer un travail psychique en profondeur, pour des transformations elles-mêmes souterraines et réelles, ne saurait faire l’économie d’une façon tout autre d’envisager la temporalité. Un des apports fondamentaux de Freud fut de reconnaître que “l’inconscient ignore le temps”. Cela signifie que nos traumatismes, des plus archaïques de la toute petite enfance, aux plus récents de notre histoire, se bousculent et s’entremêlent en un écheveau complexe contre lequel viennent buter nos angoisses, nos inhibitions, nos différentes difficultés, et finalement notre incompréhension. Même si certains événements nous paraissent clairement traumatisants (deuils, maltraitances diverses, séparations, échecs professionnels, répétition de situations insatisfaisantes…), c’est toujours à l’aune de traumatismes plus archaïques et très inconsciemment ancrés, liés aux premières relations du petit enfant à ses parents, que les chocs actuels prennent leur sens. Nous les avons oubliés, refoulés dans les tréfonds anciens de notre vie psychique ; pourtant lorsqu’il fut trop douloureux, le passé ne passe pas, il se trouve sans cesse réactivé, car toute souffrance psychique n’est jamais qu’un retour du refoulé. Nos rêves sont l’exemple typique par lequel chacun de nous peut faire l’épreuve de l’absence de logique temporelle de l’inconscient, lorsque par exemple un événement qui nous angoisse aujourd’hui se passe dans un lieu très ancien de notre enfance, où que se superposent dans la même séquence onirique un visage surgi de l’histoire et un nom de personnage actuel.
  Ainsi la situation psychanalytique intervient-elle comme un après-coup, une mise en scène spécifique par laquelle un passage peut s’ouvrir depuis aujourd’hui jusqu’à hier, pour orienter le présent vers des horizons nouveaux. Comment cela est-il possible ? Grâce au transfert affectif sur l’analyste (élément-clé de la psychanalyse), le patient peut se souvenir de la chose passée qui affecte le présent : parce que pour l’inconscient du patient, le thérapeute revêt les différentes figures adorées et haïes de son enfance, le présent du transfert ouvre d’un côté sur la remémoration de l’infantile, et de l’autre sur l’attente désireuse du changement. Là où l’inconscient avait figé nos traumas dans un éternel et immuable présent, la prise de conscience inscrit l'historicité au cœur de notre psychisme, et permet ainsi de redonner un sens à l’ensemble d’une histoire et de ses moments traumatiques. De toutes les mémoires, l’inconscient est la plus vivante, et nous ne le savons pas. Au lieu alors d’une existence orientée vers la création et le nouveau, nous entretenons l’illusion de nous satisfaire d’un ressentiment qui ne sert inconsciemment qu’à maintenir la mémoire de ce qui a été ressenti comme blessure.
  Parce que toute désorganisation psychique est toujours aussi une désorganisation temporelle, analysant et analyste travaillent ensemble à la reconstruction de la temporalité du patient ; l’homme en bonne santé doit être en mesure de lier de façon positive sa mémoire et son un avenir pour ne pas restreindre sa capacité à être un sujet libre dans sa pensée et ses actions. La victoire effective sur la souffrance suppose donc un discernement entre le présent et le passé, et une telle aptitude au discernement ne s’acquiert qu’avec le temps lui-même. C’est bien lui en effet, par le progrès qu’il met en œuvre, qui transforme, métamorphose, et redonne mouvement à un psychisme qui demeurait enkysté dans le ressentiment de son passé. Guérir selon la psychanalyse, c’est alors non seulement se débarrasser de ses symptômes, mais surtout retrouver son temps. L’individu devient ainsi créateur de lui-même, sans nier pour autant ce qui le constitue, mais en l’intégrant comme une force pour se réinventer, et même se surprendre parfois.
  Ainsi, pour que le présent soit un présent vivant, coïncidence exacte entre le moi et le temps d’aujourd’hui, et non plus seulement répétition inconsciente des désordres passés, la cure suppose à chaque instant la présence psychique pleine du psychanalyste. Quand bien même alors la durée de la séance serait régulière et fixée à l’avance, il est toujours possible pour l’analyste de l’interrompre sur un moment décisif pour l’inconscient, ou de la prolonger un peu, pour les mêmes raisons. Dans la règle fondamentale de la psychanalyse, qui consiste pour le patient à dire “tout ce qui lui passe par la tête”, le traitement par la parole voit surgir le sens, qui sera l'opérateur assuré de la modification psychique. D'un commun accord, le thérapeute et le patient conviennent de la fréquence mensuelle des séances, mais c’est toujours à la compétence de l’analyste, à son intuition de l’instant, qu’il revient de saisir le juste rythme, de ses propres paroles, de ses silences. Aucune durée de la cure ne saurait être déterminée à l’avance, puisque la fin de l’analyse ne peut s’annoncer que lorsque le travail de l’inconscient paraît suffisant au regard des modifications psychiques obtenues. De son côté, le patient peut, quand il le souhaite et l’estime nécessaire, interrompre le processus de la cure et y revenir éventuellement plus tard.
  Loin d'être un ennemi donc, le temps en psychanalyse est un allié qu’on ne saurait mépriser au motif que toute valeur se tient du côté de l’immédiat. Seule une société qui délaisse la réflexion et la vérité peut prétendre ignorer la force motrice du temps. Parce que la dimension réparatrice de la cure analytique n’est pas seulement regard sur soi ni retour à un état antérieur idéal, mais possibilité de retrouver le chemin d’expériences inédites, elle nécessite de redonner de la valeur au temps, celui qu’il faut à chacun pour accéder à la vérité de soi sans faux-semblant, et ainsi modifier son existence jusque dans sa capacité à aimer.